Adelina (1875-1922)

Adelina et sa quête d'identité.

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Pont-l'Evêque (14, Calvados), le 4 août 1905

Il y a un peu d'agitation sur la place de la Mairie. Ceux qui viennent d'assister au mariage civil d'Adelina et Auguste sortent peu à peu. Il ne fait pas vraiment beau, pas un vrai soleil de mois d'août, mais il ne pleut pas. Donc, pour ces normands, il fait beau ! Auguste s'éloigne un peu pour saluer des amis. Adelina reste seule en tête du cortège. Elle semble agitée. Je m'approche d'elle.

- Bonjour Adelina. C'est un beau jour pour vous, pour Auguste et pour vos deux belles petites filles.

- Oui, c'est un beau jour. Je suis une femme mariée, mes filles ont un nom, un vrai. Tout va bien, mais...

- Mais...

- Mais ? Ils ont effacé ma mère !

- Pardon ?

- Ils ont e-ffa-cé ma mère ! Pffft ! Disparue ! Quand j'ai entendu le Maire dire "née de parents inconnus", j'ai bondi ! Ah non, je ne suis pas née de parents inconnus ! Je n'ai pas été abandonnée, déposée sur les marches d'une église ou mise dans la boîte de l'hospice. Non, j'ai connu ma mère. Père inconnu peut-être, et encore... Mais ma mère... ma mère n'était pas une inconnue. Elle m'a mise au monde, elle s'est occupée de moi, et j'ai été déclarée sous son nom : Adelina MARTHE. Alors le maire a accepté de rectifier l'acte de mariage et d'écrire dans la marge que j'étais née d'une mère connue, mais qu'elle ne m'avait pas reconnue. Vous vous rendez compte ! Ma mère, qui savait à peine lire et écrire, ma mère aurait du savoir qu'elle devait me reconnaître "officiellement" comme ils disent, qu'elle devait aller à la mairie pour dire "oui, c'est bien ma fille". Et il a refusé d'écrire son nom, comme si elle n'avait jamais existé. Vous comprenez, ma mère était veuve, elle n'était pas remariée, alors moi...

- C'était difficile pour elle ?

- Pas vraiment. Ma mère avait 39 ans, elle était veuve depuis cinq ans. Vous savez, avec la famille, les voisins, ça allait, ils en ont vu d'autres. Non, les problèmes c'est avec eux, les gens de la mairie, qui savent la loi. Et en plus, pendant un moment, moi, je n'existais plus !

- Vous n'existiez plus ?

- La personne qui a rédigé mon acte de naissance a tout simplement oublié de mettre mon prénom ! Pas de père, une mère qui ne me reconnait pas, et en plus pas "d'existence légale", comme ils disent.

- Cela s'est arrangé ?

- Oui, ils ont accepté de rajouter mon prénom dans la marge. Et on a pu faire les papiers pour le mariage. Mais... je me suis vengée !

- Vengée ? Comment ça ?

- Ma mère m'a toujours dit que mon père s'appelait THOMIN. Donc, je devrais m'appeler Adelina THOMIN, et pas Adelina MARTHE ou Adelina MARIE ou Adelina SANS-NOM. Mes filles sont nées avant notre mariage. Je voulais qu'elles aient un nom, un vrai nom. Alors, j'ai dit à la sage-femme que je m'appelais Adelina THOMIN. Elle ne m'a rien demandé de plus. Elle voulait un nom, je lui ai donné. Et mes filles s'appellent Louise THOMIN et Renée THOMIN. Enfin, s'appelaient, car maintenant, elles s'appellent Louise REUT et Renée REUT. Ce n'est pas très grave, et j'ai fait comme ma mère !

- Comme votre mère ?

- Vous savez en fait, les gens de la mairie, tout ce qui les intéresse, c'est au moment du mariage. Là, il faut leur donner des papiers, et ils vérifient tout. Mais pour le reste, la naissance, la mort... Mon grand-père, Jean-Baptiste et ma grand-tante Prudence étaient dans le même cas : ils sont les enfants de Marthe LAPLACE, qui n'était pas mariée. Pourtant, Jean-Baptiste a eu le nom de MARTHE, et Prudence a eu celui de LAPLACE. Pourquoi ? Personne ne sait. Mais pour mon grand-père, un coup c'était Jean-Baptiste MARTHE, un coup c'était Jean-Baptiste LAPLACE. Ses enfants ne savaient plus comment ils s'appelaient. Ma mère un coup c'était Prudence MARTHE, un coup c'était Prudence LAPLACE. Quand je suis née, elle a compris que cela allait recommencer. Que je serais Adelina MARIE, ou Adélina MARTHE ou Adélina LAPLACE... Alors, elle a changé elle-même d'identité, elle est devenue Prudence Virginie LAPLACE, veuve THOMIN. Comme sa tante qui elle avait eu droit au nom de LAPLACE. Veuve THOMIN, cela ne venait pas de sa tante. C'était à elle, bien à elle. De toutes façons, sa tante n'était plus. Cela ne lui a fait aucun mal. Ma mère a été déclarée morte sous le nom de Prudence Virginie Laplace, veuve MARIE, dite THOMIN. Ce qu'elle a toujours voulu... Et moi, pour finir, je suis devenue Adélina... SANS-NOM !

- Tous ces noms, cela donne le tournis. Vous vous y retrouvez ?

- Moi, oui. Mais parfois ma mère s'embrouillait. Surtout pour les prénoms : Prudence, Aimée, Eugénie, Virginie, Rose... Elle faisait selon l'humeur du moment.

- Vous n'avez pas eu peur que cela se découvre ?

- Oui, un peu. Pour ma mère je savais qu'il n'arriverait rien après sa mort. Pour le nom de mes filles, j'étais plus inquiète. Et c'est passé... J'avais confiance en Auguste, je savais qu'on allait se marier. Mais on ne sait jamais... Je voulais que mes filles aient un nom, un vrai nom, quoiqu'il arrive. Oh ! Auguste me fait de grands signes. Il faut que j'y aille. Et pas un mot de tout ça, il ne faut pas que cela se sache !

- Ne vous inquiétez pas, je ne dirais rien, à personne. Et s'il me venait à l'idée d'en parler, je pense que personne ne me croirait ! Au revoir, et bonne fin de journée.

- Au revoir.

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